Collectif d’acteurs
DR


De Rainer Werner Fassbinder

Mise en scène :
Pierre Maillet

Date et lieu de création : Rennes 2003

Avec :
Jean-François Auguste, Marc Bertin, Marcial Di Fonzo Bo, Raoul Fernandez, Bruno Geslin, David Jeanne-Comello, Frédérique Loliée, Pierre Maillet, Jean-Michel Portal, Valérie Schwarcz, Elise Vigier, Vincent Voisin et, plus tard, Laetitia Le Mesle et Mélanie Leray

Musiciens sur scène :
Pierre Allio, Benoît Gaudelette et Jean-Yves Gratius

Texte français et dramaturgie par :
Jörn Cambreleng

Lumières :
Maryse Gautier

Musique composée et adaptée par :
Pierre Allio

Images et films :
Bruno Geslin
Avec la collaboration de : Samuel Perche

Costumes :
Laure Mahéo et
Virginie Bauchet

Construction décor :
Patrick Le Joncourt

Régie lumière :
Maryse Gauthier et
Richard Gratas

Régie son :
Teddy Degouys

Remerciements
ADEC - Maison du Théâtre amateur (Rennes) et Théâtre Dromesko (Saint-Jacques-de-la-Lande).

Les ordures, la ville et la mort

L’histoire se passe “Sur la lune, parce qu’elle est aussi inhabitable que la terre, surtout les villes”. Une ville aussi donc, inspirée largement à Fassbinder par Francfort « une ville, dit-il, où à chaque coin de rue, partout et tout le temps on rencontre, quand on ne bute pas immédiatement sur elles, les contradictions que d’ordinaire on travaille en tout autre lieu avec succès à voiler. » Putes et maquereaux, d’anciens nazis devenus travestis ou infirmes, un juif dit « riche », des policiers véreux, des antisémites malades, des homosexuels cachés y sont rassemblés. Un purgatoire de destins inextricablement mêlés dans un monde envahi par la peur… C’est en tout cas une humanité cauchemardée à l’extrême, d’une implacable lucidité, que met en scène et en musique Fassbinder. Les Ordures, la Ville et la Mort est un opéra de quat’sous moderne, un conte de fées triste, un mélodrame d’aujourd’hui et de toujours. Une forme populaire, à mille lieux du discours rassurant, qui lui permet de rendre accessible des sujets dont personne ne veut entendre parler. On sait mais on ne veut pas en parler. Nous savons, d’autant plus aujourd’hui, que le silence fait que le tabou reste entier, se prolonge et que la discrimination peut se reproduire. Ce qui ne pouvait pas se dire avant peut-il se dire aujourd’hui ? Affronter les démons, les grandes peurs, les nommer c’est dire qu’ils existent. Encore. Sous d’autres formes. Alors le redire. PIERRE MAILLET

Le thème de mes films et de mes pièces depuis 10 ans est resté le même : la possibilité de se servir des sentiments et de les exploiter à l’intérieur du système dans lequel nous vivons et dans lequel il est sûr qu’une ou plusieurs générations devront vivre après nous. Formuler l’angoisse, n’est-ce pas déjà vivre autrement ? R.W. FASSBINDER LA FACE CACHÉE DE LA LUNE



Les Ordures, la ville et la mort est une pièce qui, sans jamais avoir été jouée en France, y a déjà son histoire. Une histoire faite d’un débat confisqué et de la mise en lumière de tabous. La polémique a été importée d’Allemagne à travers L’Ombre des Anges, adaptation cinématographique de Daniel Schmidt réalisée en 1976 avec l’équipe de Fassbinder.
Elle a condamné à vingt-cinq ans de silence une pièce traitant précisément du silence face à l’Histoire, d’une société du refoulement, et des retours de bâton que cela porte en germe. Ce que met en place Fassbinder à travers ce conte, c’est un dispositif aiguisé à même de révéler les projections, les sentiments inavouables enfermés dans ce que Primo Levi appelait « la cage d’arrogance et de culpabilité » qui a suivi la Shoah. A moins de confondre la parole de Fassbinder et celle de ses personnages, c’est-à-dire, pour citer Gilles Deleuze à propos de la pièce, de confondre « énoncé et énonciateur », on ne peut, sauf à être de mauvaise foi, prétendre que cette pièce est antisémite. En tendant comme elle le fait un miroir à l’inconscient collectif et aux divers mécanismes de projection, elle prend le risque de susciter des réactions émotionnelles, de renvoyer chacun à ses zones d’ombre. Mais qu’attend-on du théâtre : qu’il dise ce qui est bien, ou qu’il provoque des interrogations ? Qu’il apaise les tensions ou qu’il ait la cruauté de rouvrir les plaies mal pansées de l’Histoire ? La pièce est un conte noir, qui se déroule « sur la lune, car elle est aussi inhabitable que la terre ». Elle nous montre la face nocturne d’une grande ville livrée à la spéculation immobilière où s’entremêlent et se croisent plusieurs destins. Un juif qui, pour accomplir sa vengeance à l’encontre des bourreaux de ses parents, décide de reprendre à son compte l’image qu’on se fait de lui, et de servir les intérêts du capitalisme en utilisant son nouveau statut d’intouchable. Un ancien responsable nazi caché sous les traits d’un travesti et qui chante les années 30 la nuit dans les bars.
La fille de celui-ci, prostituée, qui lie son destin à celui du juif et accomplit avec lui un parcours tragique vers la lucidité. Son mari et maquereau, enfin, qui une fois déchu de sa place de bourreau domestique, embrasse la fonction de victime expiatoire de la ville. La forme de la pièce emprunte au collage et à l’opéra, et Fassbinder y déploie une langue choisie, décalée et souvent référencée. Si les chansons qui ponctuent la pièce ramènent si souvent au passé, c’est que, comme le nazi Müller, elles avancent masquées, c’est qu’elles maquillent sous la musique la langue des pères, qui agit encore sur les esprits. Les personnages sont des figures qui recueillent des paroles, des réceptacles.
Seul A., dit le Juif Riche, et peut-être dans une moindre mesure Roma B., la prostituée, ont une conscience plus aiguisée. Si, pour Roma, « les mensonges aident à rester en vie », la vérité sur le passé nazi de son père lui sera fatale. Elle réalise que, sous le masque de Zarah Leander, se tapit une foi inaltérée dans l’avenir du nazisme. L’œuvre de Fassbinder a souvent été comparée à celle de Balzac, tant elle embrasse les diverses couches de la société et les diverses façons dont elles s’accommodent de l’Histoire. Les Ordures, la ville et la mort s’inscrit et se comprend dans l’ensemble de cette œuvre, et en représente pour le public français le chaînon manquant. La question des relations entre Juifs et Allemands après la seconde guerre mondiale est bien abordée d’une façon marginale dans d’autres volets de son œuvre, jamais elle n’a été traitée aussi directement. Cette question ouvre la porte à des émotions violentes, avivées par l’actualité politique. Mais pourquoi y aurait-il un moment historique plus propice pour l’aborder qu’aujourd’hui ? Ou, pour inverser la question, quand sera-t-il trop tard ? Au-delà de la question juive, c’est la question de l’autre qui est en jeu : l’autre, dont on se fabrique une image pour se définir soi-même par la négative, cet autre dont le juif est pour Fassbinder le parfait représentant . Aujourd’hui, il est temps de rompre le silence qui a recouvert Les Ordures, la ville et la mort, de libérer la parole sur les tabous qui sont le cortège des après-guerres, en Allemagne, en Algérie, ou ailleurs. Le thème de la peur traverse cette histoire de part en part. A moins de vouloir cantonner le théâtre dans un rôle pédagogique, il faut vaincre la peur que cette pièce inspire. Le travail d’assimilation de l’Histoire est à ce prix. Jörn CAMBRELENG Traducteur et dramaturge

Présentation de L’OMBRE DES ANGES par Daniel Schmid "(…) L’histoire de la prostituée trop belle pour attirer les clients et du juif enrichi dans la spéculation immobilière m’a semblé d’abord un document mystérieux sur une irritation grandiose. Je ne me suis pas arrêté aux problèmes d’urbanisme ni à ceux du fascisme underground qui sont évoqués. Je me suis trouvé devant une comédie folle, un conte de fées triste, un mélodrame magique (…) En entrant dans la pièce, je voyais de plus en plus clairement que les rôles sont écrits au-delà des personnages : les personnages sont des figures qui recueillent des paroles. (…) Quand on essaie de saisir des personnages, ils glissent, leurs traits changent, "s’interchangent". Ils ne sont jamais ce qu’ils sont. Ils sont dans un perpétuel travestissement d’apparences et de sentiments. Leurs rapports sont réduits à des vérités paradoxales : "Je te bats parce que je t’aime" (…) L’Ombre des anges montre la passivité des morts-vivants chez qui toute émotion a été broyée, même la peur. Seuls la prostituée et le juif osent avoir peur, donc ils peuvent évoluer. Les autres s’accrochent à leurs malentendus. Ainsi les vieux nazis nostalgiques : celui qui croit avoir des siècles devant lui, celui qui regrette que tous les juifs n’aient pas été gazés.(…) (Propos recueillis par Colette Godard - LE MONDE, le 3 février 1977) LE JUIF RICHE par Gilles Deleuze Le film de Daniel Schmid, L’Ombre des anges, qui sortait à Paris dans deux salles est accusé d’antisémitisme. L’attaque est double, comme toujours, puisque des organismes reconnus exigent des coupures ou réclament l’interdiction, tandis que des groupes anonymes menacent, font des alertes à la bombe. Il devient très difficile alors de parler de la beauté, de la nouveauté et de l’importance de ce film. On aurait l’air de dire : le film est si beau qu’on peut lui pardonner un peu d’antisémitisme… Le premier effet de ce système de pression est donc que non seulement le film risque de disparaître en effet, mais disparaît déjà en esprit, emporté dans un problème absolument faux. Car il y a certainement des films antisémites. Il y en a d’autres dont on voit qu’ils déplaisent à tel groupe pour des raisons précises, déterminables. Ici, au contraire, ce qui marque le franchissement d’un seuil, c’est l’inanité radicale de cette accusation. On croit rêver. Il est bien vrai que ces mots "le Juif riche" sont souvent prononcés pour désigner un personnage. Que de tout ce personnage émane un charme explicitement voulu, ce n’est pas sans importance. Schmid a très bien expliqué un des caractères principaux de son film : les visages sont comme à côté des acteurs, et ce qu’ils disent, à côté des visages. Si bien que le Juif riche peut lui-même dire"le Juif riche". Les acteurs puisent dans un ensemble d’énoncés et un ensemble de visages, qui commandent une série de transformations. Les mots "le Gnome, le Nain" désignent un inquiétant géant dont tous les gestes et la fonction sont précisément ceux d’un nain. Les énoncés nazis, les déclarations antisémites, s’accolent au personnage anonyme qui les tient vautré sur un lit ; ou bien dans la bouche de la chanteuse travestie qui se trouve précisément être un ancien dignitaire nazi.…/… Qui sont les personnages, puisqu’il faut bien chercher sur quoi prétend reposer l’accusation véhémente d’antisémitisme ? Il y a d’abord la prostituée poitrinaire, fille du dignitaire nazi. Il y a le "Juif riche", dont la fortune vient de l’immobilier, et qui parle du métier qu’il fait, expulsion, destruction, spéculation. Le lien qui se noue entre les deux vient de ceci : le sentiment d’une grande peur, peur de ce que le monde va devenir. De cette peur qui les habite, la femme tire involontairement une force qui trouble tous ceux qui l’approchent, et qui fait que, quoi qu’elle fasse, si gentille qu’elle soit, on croit se sentir méprisé par elle. Le"Juif riche" en tire plutôt une indifférence au destin, comme une force qui le traverse, une distance qui le met au-delà dans un autre monde. Ombres d’anges. Tous deux ont la puissance de la transformation, parce qu’ils ont cette force et cette grâce (de même la transformation du souteneur). Le "Juif riche" doit sa richesse à un système qui n’est jamais présenté comme juif, mais comme celui de la ville, de la municipalité et de la police ; en revanche, il tient sa grâce d’ailleurs. La prostituée doit son état à l’écoulement du nazisme, mais sa force, elle la tient d’ailleurs. Tous deux, seuls vivants vulnérables dans la ville, dans la Nékropolis. Seul le juif sait qu’il n’est pas méprisé par la femme ni menacé par sa force. Seule la femme sait ce qu’est le juif, et d’où vient sa grâce. Elle demande finalement au juif de la tuer, parce qu’elle est fatiguée, et n’a plus envie de cette force qui lui semble ne servir à rien. Lui va voir la police, se fait encore protéger par elle au nom du système immobilier, mais n’a plus envie de cette grâce qui devient étrangement maladroite, incertaine. Voir image sur l’écran : tout cela est le contenu explicite du film. Où est l’antisémitisme, où peut-il bien être ? On se frotte les yeux, on cherche. Est-ce le mot "Juif riche" ? D’accord, ce mot est très important dans le film. Dans les bonnes familles, naguère, on ne devait pas prononcer le mot juif, on disait israélite. Mais c’était justement des familles antisémites. Et que dire d’un juif qui n’est pas israélite, ni israélien, ni même sioniste ? Que dire de Spinoza, le philosophe juif, exclu de la synagogue, fils de riches commerçants, et dont le génie, la force et le charme n’étaient pas sans rapport avec ce fait qu’il était juif et se disait juif ? C’est comme si l’on interdisait un mot du dictionnaire : la Ligue contre l’antisémitisme déclare antisémites tous ceux qui prononcent le mot Juif (à moins que ce ne soit dans les conditions rituelles d’un discours aux morts). La Ligue refuse-t’elle tout débat public, et se réserve-t’elle le droit de décider sans aucune explication de ce qui est antisémite ou non ? Schmid a dit son intention politique, et le film ne cesse de la montrer, de la manière la plus simple et la plus évidente. Le vieux fascisme, si actuel et puissant qu’il soit dans beaucoup de pays, n’est pas le nouveau problème actuel. On nous prépare d’autres fascismes. Tout un néo-fascisme s’installe, par rapport auquel l’ancien fascisme fait figure de folklore (le chanteur travesti dans le film). Au lieu d’être une politique et une économie de guerre, le néo-fascisme est une entente mondiale pour la sécurité, pour la gestion d’une paix non moins terrible, avec organisation concertée de toutes les petites peurs, de toutes les petites angoisses qui font de nous autant de micro-fascistes, chargés d’étouffer chaque chose, chaque visage, chaque parole un peu forte, dans sa rue, son quartier, sa salle de cinéma. "Je n’aime pas les films sur le fascisme des années 30. Le nouveau fascisme est tellement plus raffiné, plus déguisé. Il est peut-être, comme dans le film, le moteur d’une société où les problèmes sociaux seraient réglés, mais où la question de l’angoisse serait seulement étouffée" (Daniel Schmid). Si le film de Schmid est interdit ou empêché, ce ne sera pas une victoire pour la lutte contre l’antisémitisme. Mais ce sera bien une victoire pour un néo-fascisme, et le premier cas où l’on pourra se dire : mais enfin, où était, ne serait-ce que le prétexte, l’ombre d’un prétexte ? Quelques uns se rappelleront la beauté du film, son importance politique, et la manière dont il aura été éliminé. LE MONDE, 18 février 1977 Prise de position à propos de LES ORDURES, LA VILLE ET LA MORT par R.W. Fassbinder On a reproché à ma pièce "Les ordures, la ville et la mort" d’être "antisémite". Sous le prétexte de ce reproche, on expose dans certains milieux des thèses et des interprétations qui n’ont rien à voir avec moi ni avec ma pièce. Sur la pièce : il y a effectivement, parmi les personnages de cette pièce, un juif. Ce juif est un agent immobilier ; il contribue à transformer la ville au détriment des conditions de vie des gens ; il fait des affaires. Il n’a pas créé la situation dans laquelle ses affaires peuvent être faites, et il n’a pas à en répondre ; il se sert de cette situation. L’endroit où l’on peut découvrir une telle situation s’appelle Francfort-sur-le-Main. L’affaire elle-même, bien qu’elle se situe à un autre niveau, est une répétition de faits du XVIII ème siècle, alors que le seul commerce de l’argent était permis aux juifs et que ce commerce de l’argent - souvent la seule possibilité pour les juifs de survivre - ne fournissait en définitive par ailleurs des arguments qu’à ceux qui avaient quasiment contraint les juifs à cette activité et qui étaient leurs véritables adversaires. Cela ne se passe pas autrement dans le cas de la ville dans ma pièce. Pour être plus précis : il faudrait envisager les mobiles de ceux qui s’insurgent quand on parle de ces faits matériels. Ce sont les véritables antisémites. Il faudrait examiner pourquoi, au lieu de vérifier des faits matériels, réels, on argumente contre l’auteur d’une pièce avec des phrases qu’il a inventées - afin de rendre critiquables certaines données - pour ses personnages. Il y a aussi dans cette pièce des antisémites ; mais il n’y en a pas seulement dans cette pièce, mais, par exemple, à Francfort aussi. Bien entendu ces personnages - je trouve à vrai dire superflu de le souligner - ne reflètent pas l’opinion de l’auteur dont l’attitude vis-à-vis des minorités devrait être suffisamment connue par ses autres travaux. Précisément un certain nombre d’invectives grossières dans la discussion me confirment dans cette crainte d’un "nouveau fascisme" qui m’a fait écrire cette pièce-là. 28 mars 1976

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PRODUCTION
Théâtre des Lucioles
CO-PRODUCTION
Théâtre National Dijon Bourgogne
Avec l’aide de la Spedidam avec la participation artistique du JTN - Jeune Théâtre National.

Date et lieu de création :
2003 au Théâtre Dromesko - Saint-Jacques-de-la-Lande (35)

 
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