Pino est la force, le calme, la virilité, le secret, il est tueur à gages. Nunzio est simple, doux, fragile, dépendant et anormalement empoisonné par son usine. Sa santé va en déclinant, il maigrit et une très mauvaise toux l’abîme. Pino s’occupe de Nunzio, prend soin de lui, s’inquiète, surveille les douleurs qui peuvent lui être infligées par son corps et par l’extérieur, lui prépare à manger, l’emmène voir des filles. Pino a la patience d’un père ou d’un grand frère aimant et Nunzio a la délicatesse, d’un enfant. Chacun a besoin de l’autre, fondamentalement. Pino ne s’aime pas, il a brisé son amour propre, il se sait brutal, criminel mais l’amour de Nunzio, sa confiance, son besoin lui redonne une dignité, une valeur humaine. Nunzio est très faible, c’est un être seul, différent, comme un enfant qui aurait arrêté de grandir, comme le Tambour « qui a décidé de ne plus grandir ». On peut le voir comme ça, sur cette ligne, quand l’adulte ne peut pas faire ces choses d’adulte seul, quand toujours la main de l’autre est nécessaire pour marcher, pour oser. Pino tend la main et aide Nunzio à traverser, la ville, le sexe, l’autorité. Ils passent une journée et une soirée ensemble avant le départ de Pino pour le Brésil, pour un contrat. D’abord un billet d’avion glissé sous la porte, puis une photo et ensuite une enveloppe pleine de billets. Ils se parlent avec quelques mots toujours répétés pour fabriquer un sens différent à chaque fois.
Un dialogue réaliste qui part dans une sorte de poétique surréaliste. Ils mangeront ensemble et se saouleront, se raconteront l’avenir et ce qu’ils feront la prochaine fois. Et puis Pino part. Sans Nunzio. Ils se photographient en polaroïd avant. Un désir de Nunzio. Les photos prises par Pino pour Nunzio pourraient être comme celle glissée sous la porte… Puis c’est la fin. Ouverte. Nunzio va-t-il rester vivant ? Pino pourra-t-il continuer à prendre soin de lui ? Nunzio la rédemption de Pino. Car bien sûr, la religion et ses superstitions accompagnent la solitude de Nunzio, sicilien, perdu dans le Nord industriel de l’Italie. Le temps réel de la représentation est celui du récit que l’on pourrait appeler le « direct ». Le temps est la réalité d’un repas, de sa préparation à sa digestion. Comme si les spectateurs entraient chez leurs voisins de pallier pour assister à leur quotidien. Ces voisins, qu’habituellement, pour rien au monde on irait visiter. Entre celui qui ne sourit jamais avec une allure sombre façon truand et celui trop chétif, mal fagoté, que personne ne voudrait pour gendre, le choix est restreint. Et pourtant, la proposition est celle-là : pénétrer enfin chez l’autre, l’étrange, et sentir étonnamment que c’est possible, que c’est même plus important qu’on ne pouvait l’imaginer. Et comprendre, non sans effroi, qu’en lui il y a de la douceur, de la bonté et que quelque part l’Autre est semblable. Travailler sur le concret des ustensiles de cuisine, les casseroles, la vaisselle… et le couteau qu’utilise Pino avec application et concentration. Cet acte d’amour qui est d’allumer et d’entretenir le feu peut se renverser dans l’imaginaire surtout lorsque le cuisinier est un tueur à gages. Toute la pièce est tendue : le danger est comme suspendu mais jamais énoncé. Ainsi la présence de la mort est doublement posée, par le Milieu (un billet d’avion, une photo, des billets glissés sous la porte) par la toux « blanche » de Nunzio et ses pilules inefficaces. Mais le mystère demeure et aucune résolution ne sera donnée. Le mystère de Nunzio : va-t-il glisser sa photo avec son million sous la porte ? Préfère-t-il la mort par Pino que l’enfer de l’hôpital ? Se sent-il condamné ? Des questions qui traversent la lecture et qui doivent effleurer le plateau, restées en suspens… Toujours des signes qui sous-tendent la tragédie, à peine entraperçus déjà disparus… Travailler le réalisme d’une situation quotidienne pour faire entendre la poétique du langage, qui elle n’a rien d’ordinaire. Chaque question posée par Nunzio, aussi folle qu’elle puisse paraître, est une vraie question et mérite d’être écoutée. Pino trouve des réponses honnêtes, justes qui soulagent, qui permettent d’avancer vers une plénitude, vers l’arrêt de l’angoisse du « je ne sais pas ». Il y a un travail fort du mot, du parlé. Rien n’est dit pour combler les vides au contraire c’est à chaque fois comme une aventure, une ouverture sur un imaginaire. Leur langage pourrait être différent avec celui du tueur et de l’homme malade. Mais non il ne s’agit pas de cela. Chacun rentre dans la langue de l’autre. La parole n’est pas pauvre et dans sa qualité de nommer elle redonne de la valeur aux êtres lâchés dans la précarité d’une ville industrielle. Tout crée du récit, une brochure sur le Brésil avec les strings et les perroquets apprivoisés, les couchettes dans les trains… Mettre en lumière avec des petits signes la présence sicilienne, la mafia, la pauvreté et la Vierge. Depuis l’Inquisition, qui a détruit les mosquées et les synagogues, les insulaires sont devenus catholiques. La question du tueur et du Saint ? Quel est le Saint ? Celui qui ne tue pas, ne violente pas, qui est fragile ? Ou alors à l’opposé, celui qui ose le meurtre tout en faisant marcher l’aveugle sur son dos ? Peut-on accepter les deux dans une complexité de l’individu ? Ce sont les situations qui donnent aux êtres leurs couleurs ou leur âme (si l’on croît au Sacré Cœur de Jésus, comme Nunzio). La Sicile qui transparaît dans les mélanges de couleurs, dans une intensité lumineuse et dans une icône posée sur l’autel d’un appartement d’ouvrier. Nathalie Pivain - metteur en scène
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